Quelques réflexions sur la justice fiscale, par Gérard Bekerman

Actualités
11 juillet 2023

Invité aux Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence, organisées par Le Cercle des économistes en juillet 2023, le Président de l’Afer livre ses réflexions sur la justice fiscale.

Je voudrais tout d’abord remercier le Cercle des Economistes de m’inviter à m’exprimer sur ce sujet de la justice fiscale à l’occasion des Rencontres Economiques d’Aix-en Provence 2023.

Gérard Bekerman

Président de l’Afer

Être juste, vis-à-vis d’un enfant indiscipliné, vis-à-vis d’un État qui, au nom d’un intérêt général, sera toujours prêt à contrarier la liberté individuelle, vis-à-vis d’un tyran qui menace l’équilibre géopolitique, ne relève en aucun cas d’une certitude absolue précisément parce que la justice, au cours des siècles, cherche désespérément sa voie entre l’universalité des valeurs et la montée des relativités individuelles. La justice est un défi, une fluctuation éternelle, une tension permanente.
Il faut la mettre en œuvre quand on peut.
Même si elle doit rester l’objectif, la rechercher à tout prix pose problème.

Qu’en pensait Platon ?

Platon nous dit que ce qui est juste est ce qui est conforme au droit.
Mais le droit, lui aussi, a ses humeurs. Il n’est pas une valeur immuable comme une quantité physique, le poids, la distance, le degré, des étalons constants au cours du temps. Un laquais, sous l’Ancien Régime, se voyait infliger 20 ans de galère quand il osera prononcer une interjection déplacée à l’encontre de son maître.

Aujourd’hui, la justice, si conforme à l’institution, est contestée.
Elle peut être perçue comme injuste, surtout lorsqu’elle est rendue en notre défaveur. Et comme l’individu est toujours prêt à contester la justice lorsqu’elle ne va pas dans son intérêt, il n’hésitera pas à estimer injuste ce qui est juste et juste ce qui serait injuste. Socrate rappelle ce jeu des osselets où l’enfant trouvait son camarade injuste alors qu’il n’était que plus habile pour gagner la partie.
Pour certains, une petite injustice qui minerait nos intérêts est bien plus grave qu’une grande injustice qui les préserverait.

Attribuer à l’impôt une vocation de réduction des inégalités est une sensibilité des temps modernes.

Il y a cent ans, l’impôt se limitait à être proportionnel et sa progressivité n’était pas encore à l’ordre du jour. On ne demandait pas à l’impôt de réduire les inégalités. La fiscalité n’avait pas de mission redistributive. Elle devait être neutre.
Aujourd’hui, encore, on voit des actions en justice sans la moindre conséquence financière mais uniquement pour espérer une décision qui nous satisfasse, pour l’amour de la justice 1 euro symbolique suffira, dit-on. On peut estimer inéquitable une action juste qui ne tiendrait pas compte des seuils de richesse, mais on ne peut quand même pas s’aventurer dans une justice de classe, différenciée selon un critère de richesse.
Nombreux sont des hommes, des femmes, qui ont acquis des fortunes par l’entreprise, le risque, le talent, la chance, le travail, l’ingéniosité industrielle. En sont-ils pour autant coupables ?

La question qu’un homme de bon sens est en droit de se poser est la suivante : sur quoi se fonde la revendication d’une philosophie égalitariste ?

Le crédit accordé à cette question est aussi légitime que le crédit qu’il faut accorder à la question : pourquoi ces riches n’acceptent-ils pas de contribuer à la condition matérielle des plus démunis ?
Les recettes budgétaires sont hélas paralysées par une grande inertie. Elles sont insuffisantes pour réduire les inégalités. L’impôt avait jadis la sagesse de se limiter aux grandes fonctions régaliennes, battre monnaie, assurer la sécurité des personnes, favoriser l’éducation, la santé, et défendre le territoire.

Pour que l’impôt devienne un outil de redistribution, non pas dans les mots politiques, mais dans les décisions budgétaires, il faudrait probablement le doubler, en le faisant passer de 75 à 150 milliards d’euros.
C’est le prix à payer pour contenter des revendications, parfois radicales, souvent légitimes, et aller vers plus d’égalité.
Mais, en économie, il est prudent d’analyser les conséquences des conséquences.
Où trouver ces contribuables prêts à un tel effort ? Resteront-ils longtemps en France ?
N’iront-ils pas vers des zones de complaisance ? Sans ressources, que feront alors les politiques égalitaristes ?
L’impôt est-il vraiment l’outil de résolution de nos problèmes ?

Le consentement à l’impôt est contesté, en dépit de sa constitutionnalité et ce, d’autant plus que les contribuables ne se considèrent plus comme des contributeurs responsables, mais comme des clients d’une administration qui ne serait plus en mesure d’assurer la qualité des services qu’ils attendent en contrepartie. C’est une dérive.
Le manque de moyens, à hôpital, dans la justice, la police, l’éducation, accentue un sentiment de déséquilibre entre ce qui est versé et ce qui est reçu. Statistiquement, les bénéficiaires de la dépense publique sont ceux qui contribuent le moins à l’impôt.
Pour plus d’1 Français sur 2, l’impôt est « gratuit », au sens où ils ne le paient pas. Il l’est aussi pour les non-résidents.

Œuvrons à une évolution moderne de la relation contribuable/bénéficiaire de services publics.

Au-delà d’une simple résistance, nous assistons plutôt à une perte de légitimité de l’impôt. Ses fonctions, tant budgétaires qu’utilisées comme instrument de justice fiscale, sont de moins en moins remplies. La justice fiscale est nécessaire quand une société moderne le peut. Elle est une tyrannie contre la liberté (Raymond Aron aurait dit les libertés) lorsque les conditions ne sont pas réunies.
Elle doit néanmoins rester une priorité, impossible aujourd’hui, nécessaire demain. L’orientation qui vient d’être donnée en faveur de la démultiplication des contrôles ne répond pas au besoin d’ancrer de nouveau la raison d’être de la loi fiscale et du consentement à l’impôt.

Si nos grands services publics sont au mieux fragilisés au pire en péril, seule une gestion exemplaire permettra de restaurer le contrat social qui procède d’un rapport de confiance mutuelle entre les contribuables et l’État.

Je connais toutes les portes à Bercy depuis 30 ans.

On n’y rencontre que des gens compétents, intelligents, dévoués au bien public.
Ces qualités bienheureuses sont-elles suffisantes ?
Les projets de loi sont en fait le fruit d’avis autorisés, de discussions, de concertations avec d’autres acteurs, à l’ombre de processus techniques, confus, obscurs, souvent exposés à de lancinantes influences corporatistes.
Un grammairien ne s’y retrouverait pas, lui qui aime la respiration et l’enrichissement de notre langue. Bercy pourrait s’en inspirer.
La technicité de l’impôt et son caractère sensible font que le gouvernement garde la haute main sur l’initiative des projets et par conséquent sur la décision fiscale, le parlement, le plus souvent, n’intervenant guère qu’au titre des amendements.
Or, le Conseil constitutionnel a reconnu un « principe de clarté de la loi », qui découle de l’article 34 de la Constitution.
Il le distingue de « l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi », qu’il fonde sur les articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789 dont le but est de « prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d’arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi ».
L’article 14 de la même Déclaration du 27 août 1789 (consacré par la Constitution de 1958) dispose :
« Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ».

La justice fiscale, c’est bien. La clarté fiscale, en l’état, c’est mieux.

Chacun devrait pouvoir comprendre la règle fiscale et appréhender ce qu’elle finance.
La prise de conscience individuelle de la répartition du budget, du montant des aides reçues, contribuerait à une appréciation plus juste de l’effort fiscal à consentir.
En pratique, la complexité des textes soumet leur mise en œuvre à une inévitable interprétation, le plus souvent par instructions de l’administration fiscale et autres circulaires interprétatives.
Et c’est là, en s’éloignant de la légitimité légale des textes, que le système s’abime.

L’Afer milite pour un article 1 du Code général des impôts destiné à enrayer efficacement cette dérive, en ancrant le principe de légalité, et donc de consentement à l’impôt, dans le respect affirmé des principes constitutionnels, en particulier celui du droit de propriété : cet article 1 rappellerait que la loi fiscale ne peut être interprétée, appliquée et jugée que dans un sens favorable au contribuable.

Ce principe réaffirmé serait de nature à fonder la confiance légitime des citoyens.
En matière de justice, l’impôt est d’une mauvaise espèce, substituons-lui la notion de ressource.
Peut-être est-il temps de réfléchir à une justice qui ne serait pas à proprement parler fiscale, mais je dirais une justice civique.
Ce qui est juste n’est pas nécessairement ce qui est conforme à la loi des hommes, ils changent, donc elle change.
Cette loi est de l’ordre relatif et instable.

Ne devrions-nous pas raisonner en termes de ressources, plutôt que d’argent.

L’universalité des normes est un défi, tellement supérieur à la conformité aux lois variables, donc vite obsolètes. Elle tend vers l’harmonie naturelle entre les hommes.
L’individu qui pense et qui agit par référence au bien qu’il apporte à la justice civique, grâce au respect des valeurs universelles, contribuera bien plus à la cité qu’un droit, positif, relatif, inconstant, obscur, qui ne cesse de le spolier de ses ressources.

On ne peut pas être bon, bienveillant et disposé pour la société quand on touche à l’essence même de la liberté. Un individu qui se réveille le matin en sachant qu’il va travailler plus d’un jour sur deux pour son voisin désespère de son engagement civique, surtout lorsque ce voisin n’est pas un ami, mais un adversaire hostile à ses valeurs.
Avouons-le, vivre la moitié de sa vie pour autrui n’est pas la meilleure reconnaissance de sa condition d’homme.
On ne peut pas beaucoup, budgétairement, avec l’impôt. Il épuise, déjà, toutes les bonnes volontés.
Et la contrainte est mauvaise conseillère pour faire avancer les choses. En revanche, on pourrait beaucoup en termes de ressources individuelles mises au service de la collectivité et des territoires : l’engagement associatif, sportif, culturel, mutualiste, l’entraide, une vision où, sans prendre à l’un, rapporterait à l’autre.

Si la notion de ressource pouvait avoir quelque crédit, on constaterait que le maintien d’une inégalité au sens de richesse est allé de pair avec une forte diminution des inégalités au cours des siècles.
Ce n’est pas de l’idéologie, mais de la statistique. Un pauvre aujourd’hui vit mieux qu’un riche sous l’Ancien Régime. On a assisté à une forte convergence des modes de consommation, une heureuse égalisation des conditions de vie (équipements, santé, éducation, voyages…), mais les inégalités de revenus demeurent fortes.
Les inégalités en tant que titulaires de revenus persistent.
Les inégalités en tant qu’utilisateurs de revenus s’estompent progressivement dans le temps.

Donnons du temps au temps.

Beaucoup a été fait pour réduire en un siècle les inégalités de conditions grâce à une convergence des modes de vie. Ce qui reste à faire est encore plus grand que ce qui a déjà été fait, sans perdre de vue qu’on préfère être libre dans l’injustice que perdre sa liberté dans la recherche permanente d’une égalité.
Puisqu’il paraît que le citoyen est raisonnable, soucieux du bien commun, commençons par ramener la notion d’argent, de revenu, de patrimoine à sa place, la plus modeste qui soit, et ouvrons un nouveau débat sur la vraie notion de ressource pour soi et pour la société.